II
EN DÉTRESSE

Bolitho traversa le tillac et jeta un rapide coup d’œil aux trois bâtiments de ligne qu’il avait en poupe, l’un derrière l’autre. Cela faisait deux jours, deux longues journées, qu’ils avaient levé l’ancre à Spithead et, sauf entraînement à la manœuvre ou école à feu, rien ou presque n’était venu rompre la monotonie de la navigation.

L’Hélicon d’Inch se trouvait droit derrière, puis venaient l’lcare et la Dépêche, à peu près à poste, non sans de fréquents rappels à l’ordre du navire amiral.

Ils allaient devoir rapidement apprendre à garder leur poste et à répondre immédiatement aux signaux. Ensuite, il ne serait plus temps.

Loin par le travers tribord, trahie seulement par ses huniers clairs qui dominaient la mer et les embruns, leur unique frégate, le Barracuda, se maintenait soigneusement au vent, parée à fondre pour reconnaître une voile inconnue ou à venir à la rescousse de ses lourdes conserves si on lui en donnait l’ordre. Bolitho imaginait sans peine ses bâtiments ainsi que leurs commandants qu’il avait à peine aperçus avant l’appareillage. Le brick Le Rapide et le petit cotre tout pimpant, Le Suprême, servant d’yeux et d’éclaireurs à Bolitho, ouvraient assez loin devant la route au vaisseau amiral.

Bolitho avait décidé de laisser Keen présider la conférence des commandants rassemblés au carré de l’Argonaute. Il avait toujours détesté parler pour le plaisir. Lorsqu’ils auraient rallié le Rocher, il saurait de manière plus précise ce que l’on attendait d’eux et pourrait leur faire part de ses intentions.

Le visage d’Inch s’était illuminé de bonheur lorsque Bolitho l’avait accueilli à son bord. Il n’avait pas changé. C’était toujours le même homme, enthousiaste, d’une fidélité absolue. Bolitho savait qu’il ne trouverait jamais quelqu’un de plus loyal à qui confier ses doutes. Inch était toujours d’accord sur tout ce qu’il pouvait dire ou faire, fût-ce aux portes de l’enfer.

Il se retourna pour observer les marins au travail sur le pont principal. Il avait déjà repéré plusieurs visages connus, des anciens de l’Achate. Et il s’en était ouvert à Keen : il fallait inscrire à son crédit le fait qu’ils se fussent portés volontaires pour continuer de servir sous ses ordres. Il n’avait encore jamais vu Keen se féliciter de lui-même, tout comme il ne lui était pas venu à l’esprit que ces hommes étaient peut-être là à cause de leur amiral.

Il avait aperçu, entre autres, Crocker, avec sa silhouette bizarre et son pas chaloupé. Crocker, ce chef de pièce qui avait abattu le grand mât et mis ainsi un terme au combat. Il était inchangé, en dépit de son nouvel uniforme. Ses exploits lui avaient valu d’être promu second maître canonnier et il n’était jamais très loin lorsqu’on rappelait à l’entraînement.

Il aperçut encore sur le passavant bâbord Allday en compagnie d’un jeunot, et devina qu’il s’agissait de son fils tout fraîchement retrouvé. Cela paraissait difficilement croyable. Il se demandait au bout de combien de temps Allday jugerait convenable et utile de le conduire à la grand-chambre. Allday connaissait mieux que quiconque l’aversion profonde de Bolitho pour tout ce qui pouvait ressembler à une faveur à bord. Il trouverait sans aucun doute le moment propice.

Deux coups tintèrent sur le gaillard d’avant et Bolitho ne réussissait toujours pas à se calmer. Il se sentait comme séparé de son bâtiment et de ceux qui servaient sous sa marque. Keen et ses officiers veillaient à tout. Jour après jour, l’équipage de l’Argonaute se soudait, à force de discipline et d’encouragements. Le nombre de minutes nécessaires pour mettre aux postes de combat, pour prendre un ris ou pour envoyer de la toile s’améliorait sans cesse, mais Bolitho ne pouvait qu’assister de loin au spectacle.

Les heures se traînaient lentement et il finissait par envier Keen, qui, comme les autres commandants, avait au moins son bâtiment pour remplir ses journées.

Il gagna le bord opposé et examina la mer, d’un gris triste, striée de lames. Lorient se trouvait à cent milles par le travers. Il se tourna vers l’avant, vers les épaules claires de la figure de proue. Ils avaient dépassé Brest dans la nuit, là même où ce bâtiment avait été construit. L’Argonaute en était-il conscient ? se demanda-t-il.

Curieusement, l’Hélicon d’Inch se trouvait être également un vaisseau pris aux Français, mais on l’avait rebaptisé comme il était de coutume lorsqu’il ne s’était pas trop bien battu au cours du combat où il avait été capturé.

Il s’accrocha aux filets. Personne ne pourrait dire une chose pareille de son bâtiment. Il s’était bien battu, du début à la fin. Et Nelson aurait du mal à se rendre maître de la Méditerranée si l’ennemi avait d’autres amiraux de la trempe de Jobert.

— Ohé, du pont ! Signal du Rapide, commandant !

Bolitho leva les yeux vers la vigie juchée sur son perchoir vertigineux et précaire. Le vent avait légèrement adonné et ils naviguaient quasi vent arrière. Cela devait secouer, là-haut.

Il ouvrit la bouche pour répondre, mais Keen était déjà là.

— Grimpez là-haut, monsieur Sheaffe, et vivement !

Bolitho regarda l’aspirant fluet escalader les enfléchures. Il avait seize ans mais paraissait plus âgé, et on ne le voyait guère plaisanter avec les autres « jeunes messieurs » qui n’étaient pas de service, pendant le quart du soir.

Il se demanda une seconde si Adam aurait affiché le même sérieux s’il avait été son fils.

Sheaffe réussit enfin à pointer sa grosse lunette de signaux et baissa la tête pour crier :

— Signal du Suprême répété par Le Rapide, commandant !

Tous les yeux se levèrent pour regarder la silhouette rapetissée.

Les nuages donnaient l’impression de se ruer directement sur la tête du grand mât.

— « Voile en vue dans le sud ! »

— Ça alors ! s’exclama Keen – et, se tournant vers Bolitho : Des Français, amiral ? l’interrogea-t-il.

— J’en doute, répondit Bolitho. Nous avons aperçu hier quelques vaisseaux de l’escadre de blocus. L’ennemi aurait d’abord dû se glisser entre eux.

Il sourit en voyant la tête que faisait Keen, visiblement déçu. C’était aussi évident que s’il l’avait dit.

— Dites au Suprême d’aller voir, reprit Bolitho. Il n’est armé que de pétoires, mais il est plus rapide que tout ce qui flotte sur l’eau.

Les signaux s’envolèrent jusqu’aux vergues pour se tendre, tout raides, dans le vent. Le Rapide était prêt à le répéter au cotre qui se trouvait hors de vue du bâtiment amiral. Il connaissait la réputation de témérité du lieutenant de vaisseau Hallowes et espérait qu’il serait prudent. Dans le cas contraire, son commandement tout frais risquait fort de faire long feu.

Bolitho entendit un pas près de lui et vit son aide de camp qui observait d’un œil critique les signaux, tandis que Sheaffe se laissait glisser jusqu’en bas.

— Doucement, lui dit Stayt. Il faudra vous appliquer, monsieur Sheaffe, ou vous aurez affaire à moi.

Bolitho resta silencieux. Stayt, au moins, n’hésitait pas à réprimander un fils d’amiral.

Stayt lui dit :

— Quel que soit le navire, il y a de grandes chances pour qu’on le voie tourner les talons et s’enfuir.

Bolitho acquiesça. S’il s’agissait d’un bâtiment marchand, il pouvait bien naviguer sous n’importe quel pavillon, le patron n’aurait aucune envie de perdre quelques-uns de ses meilleurs marins pour les céder à un vaisseau du roi.

Il songeait à Stayt. Son père avait renoncé à la mer et possédait quelques arpents autour du petit village de Zennor. Les deux frères de Stayt appartenaient au clergé, et l’on avait du mal à imaginer l’officier dans cet habit.

Stayt avait le teint basané, des yeux sombres en perpétuel mouvement. Comme un gitan. Sans être aussi beau garçon que Keen, il avait cet air avenant qui plaît aux femmes.

Bolitho savait que Stayt portait en permanence sous sa veste un petit pistolet, et il avait bien envie de lui en demander la raison. C’était une bien curieuse habitude, à croire qu’il craignait quelque chose.

Sheaffe dit quelques mots à l’aspirant qui le secondait avant d’escalader les enfléchures d’artimon avec sa lunette. Il avait été piqué au vif, là où la plupart de ses congénères auraient considéré qu’il s’agissait de leur pain quotidien. L’aspirant est une sorte d’être hybride, mi-carpe mi-lapin, à mi-chemin des officiers et des hommes, aussi peu respecté des uns que des autres. Et le plus curieux, songeait Bolitho, c’est qu’ils n’en gardent aucun souvenir le jour où ils deviennent officiers à leur tour.

On entendit le fausset de Sheaffe :

— Du Suprême, commandant ! « Il s’agit de l’Oronte ! »

— L’un des transports de déportés, commenta Keen. Mais ils ont pourtant appareillé deux jours avant nous – et, se tournant vers Bolitho : Étrange, non ? fit-il observer.

— Du Suprême, commandant ! « Demandons assistance. »

— Signalez au Suprême – Keen vit Bolitho acquiescer : « Mettez en panne et attendez l’amiral ! » – puis, quand le pavillon fut hissé à bloc : Et à présent, ordonna-t-il, signal général : « Établissez toute la toile ! »

Stayt fit claquer sa lunette.

— Toute l’escadre a fait l’aperçu, commandant.

Bolitho regardait les hommes escalader les enfléchures puis s’engager sur les vergues pour établir les voiles. Les autres bâtiments en faisaient autant. Il n’y avait apparemment pas de danger manifeste, mais l’escadre devait rester en formation. Bolitho connaissait d’expérience tant de pièges, pour les avoir posés lui-même ou les avoir affrontés, qu’il ne voulait prendre aucun risque.

Le pont partit à la gîte et les embruns jaillirent au-dessus du tableau tandis que l’Argonaute répondait à la pression du vent dans les voiles.

— Nous les rejoindrons vers midi, amiral.

Keen examina minutieusement chacune des voiles et cria :

— Le bras au vent de misaine, monsieur Chaytor ! Mais c’est le bazar dans votre division, ce matin !

Il laissa tomber son porte-voix et regarda ailleurs. À vrai dire, la division de ce lieutenant de vaisseau ne se comportait pas trop mal, mais il n’est jamais inutile de houspiller son monde. Il vit Bolitho qui souriait : il avait très bien compris sa petite manœuvre.

Luke Fallowfield, leur maître pilote, observait les voiles qui se ronflaient. Il mit un second timonier à la roue. Il avait déjà rempli ces fonctions à bord de vaisseaux amiraux, mais n’avait encore jamais vu quelqu’un comme Bolitho. La plupart des amiraux se tenaient à l’écart dans leurs appartements spacieux, pas celui-ci. Fallowfield était un homme de petite taille, mais aussi massif qu’une grosse futaille. Il n’avait pour ainsi dire pas de cou, sa tête était posée directement sur ses épaules, telle une citrouille écarlate. C’était un homme de peu de prestance, qui se traînait en laissant ordinairement derrière lui un sillage de vapeurs de rhum, mais ses connaissances en matière de navigation et de manœuvre étaient sans égales.

Bolitho apprenait à connaître tous ces visages, la manière qu’avaient ces hommes de s’adresser à leurs supérieurs comme à leurs subordonnés. Sans ces contacts anodins, il savait qu’il aurait dû se réfugier dans ses appartements calfeutrés. Et au fond de lui-même, il lui fallait bien admettre qu’il n’avait aucune envie de rester seul, livré à ses pensées.

L’Oronte grandissait et émergeait de la mer grisâtre à chaque tour de sablier. Non loin de lui, Le Suprême restait là en spectateur, roulant et tanguant dans les creux.

Dès que l’Argonaute fut à portée de signaux, Keen fit remarquer :

— La peste soit de ces gens-là, ils ont perdu leur gouvernail !

— Le second bâtiment est un ancien vaisseau de la Compagnie des Indes, compléta Stayt, et il est en bon état – il retroussa sa lèvre. Celui-ci est un vrai ponton, je suis bien content pour eux que le golfe se soit montré clément.

Bolitho se saisit d’une lunette pour observer le lent échange de signaux. On ne pouvait que donner raison à Stayt lorsqu’on voyait l’apparence du vaisseau. Il ressemblait plus à un négrier qu’à un transport administratif.

— Si nous devons le prendre à la remorque, commença-t-il avant de voir immédiatement Keen manifester une certaine réticence, et si nous devons l’assister jusqu’au port, cela va diviser nos forces et nous ralentir. Nous ne pouvons pas l’abandonner.

Le vieux Fallowfield grommela :

— Y a un coup d’chien qui menace, amiral – et, fixant les officiers présents : j’ai pas d’doute là-dessus.

— Voilà qui règle la chose, conclut Bolitho en croisant les bras. Envoyez-lui un canot et essayez de savoir ce qu’il est advenu de sa conserve, la Philornèle.

Il regarda Gros Harry Rooke, le bosco, qui rappelait l’armement du canot près du chantier. C’était un coup de malchance, mais ils n’avaient pas le choix.

— Nous allons l’escorter jusqu’à Gibraltar.

Keen protesta :

— Mais nous allons perdre des jours entiers si nous le remorquons, amiral !

Il avait hâte d’arriver. Plus grande hâte encore de se colleter avec l’ennemi. Décidément, il ne changeait pas.

L’officier en second se laissa descendre dans le canot qui l’attendait et qui poussa à bonne allure vers le bâtiment désemparé.

Pour ces déportés, songeait Bolitho, c’était une bien étrange façon de commencer une traversée qui constituait en soi un effroyable voyage. Il essaya de chasser cette pensée, de se concentrer sur ce qu’il avait à faire. S’il laissait l’escadre et partait devant à bord du Barracuda ou du Rapide pour aller voir ce que l’on attendait de lui, il pouvait se produire une attaque imprévue en son absence. Une escadre peu entraînée privée de son amiral susciterait certainement l’intérêt des Français s’ils en avaient vent.

Il finit par se décider :

— Signalez au Barracuda de se rapprocher de l’amiral. Le commandant à bord.

Il voyait déjà le visage juvénile de Lapish, tout heureux de se libérer de ses lourdes conserves, de se dégager de toute autorité.

— Et signalez à l’Hélicon de se préparer à passer une remorque.

Inch était de loin le commandant le plus expérimenté, mais il n’allait pas le remercier pour autant. Non, pas même le fidèle Inch.

Passer le lourd grelin à bord du transport désemparé prit le reste du jour aux quelques centaines de marins d’Inch. Le temps de se remettre en formation dans un ordre approximatif, la coque du Barracuda avait disparu à l’horizon, puis il s’évanouit totalement. Lapish emportait des dépêches de Bolitho au gouverneur et commandant en chef. Au moins, chacun saurait qu’ils allaient bientôt arriver sous le Rocher.

La nuit tomba et, lorsque Bolitho descendit dans la grand-chambre, il trouva le couvert soigneusement dressé sur la table. Les lanternes qui dansaient doucement et des bougies neuves faisaient luire gentiment les cloisons et le plafond.

Toute cette manœuvre avec l’Oronte et le passage de la remorque avaient mis Bolitho en appétit. Voir son escadre occupée à autre chose qu’à manœuvrer les pièces ou à réduire la toile l’avait aidé à faire passer le temps.

Ozzard le contemplait, l’air satisfait. Quel plaisir de voir Bolitho de meilleure humeur ! Il devait souper avec le commandant et son nouvel aide de camp. Concernant ce dernier, Ozzard réservait encore son jugement. Décidément, se dit-il, il y a quelque chose de pas net chez cet homme-là. Comme le notaire pour lequel il avait travaillé dans le temps. Il dit enfin :

— Votre maître d’hôtel vous attend, sir Richard.

— Parfait, lui répondit Bolitho en souriant.

Allday se tenait tout à l’arrière, près des grandes fenêtres inclinées. Il se retourna pour saluer Bolitho. Même pour ce simple geste, songea Bolitho, il ne se départ pas de la plus grande dignité. Jamais la moindre trace de subordination ni d’indifférence.

— Alors, comment va ?

Bolitho alla s’asseoir dans son nouveau fauteuil et étendit les jambes.

— Quand vais-je faire connaissance de… euh… de votre fils ?

— Demain matin, si cela vous convient, sir Richard, répondit Allday.

Le titre rejaillissait sur lui, comme tout chez lui. Il semblait en concevoir plus d’orgueil que le bénéficiaire en personne.

— C’est un bon garçon, amiral, continua Allday, qui avait l’air un peu inquiet. Je me demandais…

On allait donc en venir au fait. Bolitho l’encouragea :

— Dites, dites, vieil ami. Ici, il n’y a pas d’amiral ou de maître d’hôtel qui tienne.

Allday le regardait, l’air ennuyé.

— Ça, j’sais ben, amiral. J’l’ai toujours su. À Falmouth, vous m’avez traité comme quelqu’un de la famille. J’connais personne qu’oublierait ça – et, s’efforçant de revenir à son sujet : J’ai mes douleurs de temps en temps, amiral, lâcha-t-il.

— Je vois… répondit Bolitho en remplissant deux verres de bordeaux. J’ai bien peur de ne pas avoir de rhum à portée de main.

Ce rappel du passé fit naître un léger sourire sur le visage basané d’Allday. Souvenirs. Le rhum qui l’avait ramené à la vie, peut-être uniquement parce que son cerveau embrumé avait senti que Bolitho était en train d’en boire pour échapper à son désespoir. Bolitho ne buvait jamais de rhum. Mais, de façon assez étrange, cela avait suffi à faire franchir à Allday la ligne qui sépare la vie du trépas.

— J’veux remplir mes devoirs envers vous, amiral, comme toujours. Mais pourtant…

— Vous pensez que je pourrais avoir besoin d’un second maître d’hôtel, dit doucement Bolitho, c’est cela ?

Allday le regardait, partagé entre l’ébahissement, l’étonnement, la gratitude ; il y avait de tout cela chez lui.

— Dieu vous bénisse, amiral – et, hochant la tête : Ça aiderait bien ce garçon, dit-il, et par le fait j’pourrais garder un œil dessus.

Keen entra et se pencha par la portière de toile.

— Je vous demande pardon, amiral.

Rien ne semblait le surprendre dans cette scène où le puissant maître d’hôtel et son amiral levaient tranquillement leur verre ensemble. Keen avait quelques raisons de connaître et de respecter Allday. Lorsqu’il était aspirant sous les ordres de Bolitho, il avait été fauché par un gros éclis qui lui avait pénétré l’aine comme une lance mortelle. Le chirurgien de la frégate était un ivrogne, c’était Allday qui avait porté en bas l’aspirant inconscient et avait arraché l’éclis de ses propres mains. Non, impossible qu’il oubliât jamais, d’autant que ce respect, avec le temps, était devenu réciproque.

Bolitho lui sourit.

— Tout va bien. Avec votre permission, j’aimerais prendre, euh… – il jeta un coup d’œil à Allday : Quel est son nom ?

Allday fixait ses chaussures.

— John, comme moi, amiral – et, plus grave tout à coup : Bankart, amiral. C’était son nom à elle.

Keen hocha la tête, impassible. Son propre maître d’hôtel, Hogg, lui en avait parlé.

Bolitho reprit :

— Un second maître d’hôtel. Bonne idée, non ?

— Je n’en connais pas de meilleure, lui répondit Keen d’un ton pénétré – puis, quand Allday se fut retiré : Dieu du ciel, ajouta-t-il, il ressemble vraiment à un père à présent !

— Connaissez-vous ce Bankart ? lui demanda Bolitho.

Keen prit le verre que lui tendait Ozzard et le mira à la lueur d’une lanterne.

— Je l’ai vu signer le registre, amiral. Il doit avoir une vingtaine d’années. Il a servi à bord du Superbe avant la paix. Ses états de services sont corrects.

Bolitho détourna les yeux : Keen avait déjà tout vérifié. Pour le protéger, lui, ou pour protéger Allday, peu importait.

— L’Oronte me met au désespoir, reprit Keen. Son capitaine ne tient aucun compte des ordres d’Inch et je ne vais pas tarder à trouver ce lascar insupportable. J’envisage d’aller demain à son bord, conclut-il, sur un ton plus réglementaire.

— Très bien, répondit Bolitho en souriant. Je suis sûr que mon capitaine de pavillon aura plus de succès que les officiers d’Inch.

Stayt entra et tendit sa coiffure à Ozzard. Apparemment, lui aussi avait réfléchi au cas de l’Oronte.

— Je crois avoir deviné pourquoi le second transport n’a pas attendu l’Oronte, amiral – il se pencha pour approcher une chaise et ce mouvement découvrit le pistolet qu’il portait sous sa vareuse. La Philomèle transporte de l’or en sus de ses passagers. Le trésorier général de la Nouvelle-Galles du Sud est à son bord.

Bolitho se frotta le menton. Voilà qui était étrange, personne n’avait mentionné la chose jusqu’ici.

— Il a eu peur de le confier à un bâtiment de guerre ? remarqua Keen d’un ton amer. C’est cela ? Au cas où nous serions obligés de nous battre pour le défendre ? Qu’il aille au diable !

Ozzard passa par la seconde portière. Il avait tout entendu mais garderait tout pour lui. Il était au courant, à propos de cet or, comme toute l’escadre. Amusant, songea-t-il, les officiers étaient toujours les derniers à apprendre ce genre de choses.

— Le souper est servi, sir Richard, annonça-t-il humblement.

 

Le lendemain matin, lorsqu’il monta sur le pont, Bolitho put constater le désordre qui régnait sur ses vaisseaux après la tempête qui avait fait rage toute la nuit. À présent, alors que les commandants s’employaient à reformer la ligne, le vent était tombé tout aussi inexplicablement, et il ne soufflait plus qu’une faible brise humide. Les bâtiments les plus gros roulaient lourdement dans les creux, les voiles battaient et claquaient dans la confusion la plus totale.

Keen jeta un coup d’œil à l’Oronte. Inch avait fort à propos largué la remorque pendant la nuit pour ne pas risquer la collision. Et à présent, tout était à reprendre.

— Rappelez l’armement du canot, ordonna-t-il d’une voix irritée. Je vais aller voir moi-même.

Il emprunta sa lunette à l’aspirant de quart et la pointa sur le transport désemparé. Il marmonna, à moitié pour lui-même :

— J’en ai déjà touché deux mots à mon charpentier, sir Richard. Avec son aide, j’ai l’intention de forcer le capitaine de l’Oronte à établir un appareil de fortune.

Bolitho pointa à son tour sa lunette et examina le bâtiment. Apparemment, les ponts étaient remplis de monde. Membres de l’équipage ou déportés, voilà qui était impossible à dire. Personne ne semblait être au travail. Il fit enfin :

— Emmenez donc quelques fusiliers avec vous, Val.

Keen abaissa sa lunette et se tourna vers lui :

— Bien, amiral. J’en vois qui boivent, ajouta-t-il, plutôt gêné. À cette heure de la journée !

On déhala le long du bord le canot, puis une chaloupe, tandis que le vaisseau amiral venait dans le lit du vent et mettait en panne. Ses voiles arisées claquaient sous les embruns dans un vacarme de toile mouillée.

Keen rejoignit la coupée et Bolitho ordonna :

— Allez-y avec lui, monsieur Stayt. Vous apprendrez peut-être aujourd’hui autre chose que l’art de la manœuvre.

Keen attendit, nerveux, qu’une escouade de fusiliers eût fini de descendre dans la chaloupe avec l’officier en second, le lieutenant Orde. C’était un jeune homme assez altier que chiffonnait manifestement l’idée de salir au cours de la traversée son impeccable tunique écarlate.

Keen salua la dunette puis se laissa glisser le long de la muraille dans le canot où l’attendait Hogg.

Il ne se faisait aucune illusion. Il savait fort bien que les prochains mois seraient décisifs, depuis le temps que l’Angleterre et son vieil ennemi tournaient l’un autour de l’autre en cherchant à profiter de la moindre faille. Il avait envie d’en finir, de conduire son bâtiment là où l’on en avait besoin. C’était la seule chose qui motivât Keen, il n’avait rien d’autre sur cette terre.

En jetant un coup d’œil derrière lui, il aperçut son vaisseau qui dansait doucement dans la houle, ainsi que la silhouette de Bolitho près de la lisse de dunette. L’Argonaute le servirait de son mieux, songea Keen. Je lui dois bien cela, et tant d’autres choses.

Le bosco étouffa un juron lorsque le canot heurta la muraille et crocha dans le porte-cadènes. Soulevé sur une lame, il recula, et les fusiliers, le sourire aux lèvres, attendirent que les nageurs eussent repris la situation en main.

Stayt s’écarta pour laisser Keen grimper l’échelle. Après les mouvements désordonnés et les giclées d’embruns, le pont spacieux de l’Oronte paraissait presque immobile, et l’on ne sentait plus le vent.

Il y avait du monde partout, sur le pont et sur les passavants, même dans les hauts. Quelques hommes étaient en armes, sans doute des gardiens, les autres avaient l’air de rebuts sortis d’une prison.

Mais Keen ne voyait qu’une chose, le drame qui semblait se jouer à l’arrière : le caillebotis, une grande brute de quartier-maître bosco qui tenait à la main une espèce de long fouet et qui examinait la silhouette ligotée là pour y subir une punition.

Si Keen détestait ce rituel horrible du fouet, il détestait encore plus de devoir l’appliquer de temps à autre. Depuis que, jeune aspirant, il avait assisté pour la première fois à ce châtiment, il avait, comme la plupart des officiers de marine, combattu la répulsion qu’il lui inspirait parce qu’il était nécessaire au maintien de la discipline. Mais, selon toute apparence, les autres y assistaient sans que cela leur fît ni chaud ni froid.

Pourtant, ce cas était différent. La forme qu’il aperçut étendue sur le caillebotis lui fit courir un frisson glacé le long de l’échine.

Un marin s’écria derrière lui :

— Mais regardez, Seigneur tout-puissant, c’est une fille !

On l’avait dévêtue presque jusqu’aux fesses, son visage et ses épaules étaient cachés sous sa chevelure, et ses bras largement écartés lui donnaient l’air d’une crucifiée.

Keen s’avança, mais avant qu’il eût pu prononcer un mot, le bras du bosco se détendait déjà et la mèche, battant les airs, atterrissait sur le dos de la jeune fille avec un bruit de détonation.

Keen vit son corps s’arquer sous le coup, ses vêtements déchirés la dénuder un peu plus. Pourtant, elle ne poussa pas un seul cri, car le choc lui avait coupé le souffle. Plusieurs secondes, sembla-t-il, s’écoulèrent avant que, une traînée écarlate jaillissant d’une épaule à l’autre, le sang commençât de ruisseler le long de son dos. Ce fut quand l’homme leva le bras de nouveau qu’elle se mit à se débattre.

Keen cria sèchement :

— Arrêtez !

Tout en sachant Stayt tout proche, il ne put détacher son regard de la scène. Alentour, c’était l’hallali. Colère, déception, ils voulaient tous la voir se faire fouetter.

Puis le silence se fit et Keen ordonna :

— Monsieur Stayt ! Si cet homme fait seulement mine de lever son fouet, je vous ordonne de l’abattre !

Stayt s’avança, le pistolet à la main. Le geste du bras qu’il fit n’évoquait pas l’homme qui se prépare au combat, mais le duelliste qui ajuste son arme pour que son coup soit le bon.

Un homme corpulent vêtu d’une vareuse bleue s’avança vers Keen, les mâchoires tremblantes de colère.

Keen le toisa, malgré la colère froide qu’il sentait monter en lui et lui ôter tout désir, sinon celui d’écrabouiller ce bonhomme, le capitaine, de lui mettre son poing dans la figure.

— Mais, par tous les diables, où vous croyez-vous ?

La rage et la boisson le rendaient presque incohérent.

Keen soutint son regard furibond :

— Je suis le capitaine de pavillon de Sir Richard Bolitho. Vous abusez de vos pouvoirs, monsieur.

Il ressentit un certain soulagement en entendant les fusiliers qui montaient à bord. Inch avait visiblement récupéré ses hommes avant la tempête. Il n’aurait pas fallu très longtemps pour que Stayt lui-même et leurs hommes se fissent déborder. La plupart des marins semblaient trop ivres pour penser, et encore moins pour entendre un ordre.

Le lieutenant Orde resta sans voix devant le spectacle, mais Blackburn, le gros homme qu’il avait pour sergent, cria :

— Fusiliers, baïonnette au canon ! Et s’ils bougent, chargez !

Blackburn ne faisait guère confiance à qui ne portait pas la tunique rouge du Corps.

Le bruit de l’acier sembla réveiller l’antipathique capitaine. Il commença, sur un ton nettement plus accommodant :

— Ce n’est qu’une misérable voleuse, voilà ce que c’est. Ça vaut pas mieux qu’une vulgaire putain ! Je dois faire régner l’ordre et la discipline à bord de mon bâtiment ! Si je m’écoutais…

Il se tut brusquement, coupé dans son élan par Keen, qui disait d’une voix très calme :

— Détachez-la. Trouvez quelque chose pour la couvrir.

— Commandant, elle s’est évanouie ! cria un marin.

Keen s’approcha du caillebotis. Le corps si mince pendait au bout de ses poignets entravés, du sang ruisselait le long de sa colonne vertébrale. Ses seins étaient écrasés entre les lattes, on voyait le cœur battre sur le bois souillé.

Elle s’était évanouie, mais la douleur reviendrait au réveil.

Hogg était monté sur le pont, et Keen l’entendit dégainer son coutelas. Il fallait qu’il eût craint le pire pour se résoudre à quitter le canot et à monter à bord sans en avoir reçu l’ordre. Émeute, mutinerie – Hogg était prêt à secourir son commandant, comme Allday l’avait fait pour Bolitho.

Hogg s’approcha, trancha les liens et la rattrapa comme elle tombait. Histoire de cacher son corps aux yeux des assistants muets, il rassembla autour de son vivant fardeau son dernier haillon sanguinolent.

— J’ai un chirurgien, annonça sèchement le capitaine.

— Je m’en doute bien, fit Keen en se tournant vers lui.

Mais son apparence devait être encore plus impressionnante que ce qu’il disait, car le capitaine céda comme s’il avait lu le pire dans les yeux de Keen.

— Portez-la dans le canot, Hogg, et rentrez à bord. Monsieur Stayt, prenez le canot. J’ai encore du travail ici.

Il avait reconnu dans le regard de l’officier un lourd désir de vengeance. Il avait visiblement envie de tirer, de tuer l’homme au fouet, ou n’importe qui d’autre. Keen connaissait trop bien ce genre de regard. Qui sait s’il n’avait pas le même en ce moment ?

— A nous, monsieur Latimer.

Keen ne savait pas comment il se souvenait encore du nom de cet homme que, peu de temps avant, il aurait écrasé avec plaisir sur le pont.

— Je veux que vous mettiez vos meilleurs marins au travail pour établir un appareil à gouverner de fortune. Je ferai venir du renfort si nécessaire, mais vous n’allez pas perdre un instant de plus, est-ce bien clair ?

— Et la fille ? – la colère le reprenait. En tant que capitaine, j’ai charge d’âmes.

Keen le fixa froidement :

— Alors, que Dieu leur vienne en aide. Le commandant Inch a quelques femmes à son bord, les épouses d’officiers en garnison à Gibraltar. Elles prendront soin de cette jeune fille pour le moment, lorsque mon chirurgien l’aura examinée.

Son interlocuteur sentait bien que son autorité lui échappait de minute en minute.

— Je dois vous dire, commandant, que vous n’avez pas fini d’entendre parler de cette affaire.

Keen leva la main et vit l’autre qui cillait.

— Ni vous non plus, je vous le promets bien, répliqua-t-il en martelant ses mots d’un doigt fouaillant le revers bleu.

Un autre canot accosta, et il entendit le charpentier de l’Argonaute qui montait à bord avec quelques-uns de ses meilleurs aides.

Keen tourna les talons, on l’attendait à bord du vaisseau amiral où il avait une foule de choses à faire. Une dernière pensée le fit pourtant se retourner :

— Dites-vous bien, monsieur Latimer, que la route est longue, très longue, jusqu’à la Nouvelle-Galles du Sud. Je vous préviens charitablement que vous n’atteindrez même pas Gibraltar si vous continuez à abuser de vos pouvoirs de la sorte.

Il descendit dans son canot et s’installa pour regagner son bord.

Il avait le souffle court, ses mains tremblaient sans doute. L’aspirant présent le regardait fixement, il avait probablement assisté à toute la scène. Keen lui dit :

— Monsieur Hext, vous êtes tout yeux aujourd’hui.

Hext, qui avait tout juste treize ans, se contenta de déglutir et d’approuver.

— Je… je suis désolé, commandant, mais…

— Poursuivez, monsieur Hext.

Hext se mit à rougir comme une pivoine, il savait que les nageurs n’en perdaient pas une tout en souquant sur le bois mort.

— Lorsque j’ai vu ce qui se passait, commandant, j’ai eu envie de rester avec vous…

Keen lui fit un sourire, ému de sa sincérité. Sa réaction tenait sans doute d’un certain culte du héros, rien de plus, mais elle réussit à lui rendre son calme au-delà de ce qu’il aurait cru possible.

Il avait entendu dire que Hext écrivait très souvent à ses parents, alors même qu’il n’avait guère l’occasion de leur faire parvenir ses lettres. Il reprit :

— Il ne faut jamais hésiter à secourir les faibles, monsieur Hext. Ne l’oubliez jamais.

L’aspirant s’accrocha à la barre et leva les yeux sans les voir vers les mâts et le gréement du vaisseau amiral. Il savait ce qu’il allait raconter dans sa prochaine lettre.

— Mâtez ! ordonna-t-il d’une voix flûtée.

Voilà un épisode qu’il n’oublierait jamais.

 

Flamme au vent
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